Chapitre 4 — Le Salon de Bordighera

Le premier congrès international de la bande dessinée, réuni en Italie, à Bordighera, fut une révolution. On entendit des artistes, des universitaires, des sociologues défendre et réhabiliter tout ce qui avait été honni.

— Francis Lacassin. Pour un 9e art : la bande dessinée, 1971.

 

Chaque année, depuis 1947, se tenait le Salone Internazionale dell’Umorismo di Bordighera. Une petite équipe[1] menée par Romano Calisi, 34 ans, anthropologue, porté sur la communication de masse, voulait offrir aux comics ce qui était déjà en place pour les films comiques, l’animated cartoon et le cartoon[2]. Le premier Salone Internazionale del Comics s’est construit autour d’une suite de conférences[3] organisées, le 21 et 22 février 1965[4], au Palazzo del Parco sous les auspices du ministère public de l’éducation italien. Devant un parterre d’une centaine d’hommes[5], les comics, essentiellement américains, sont l’objet d’analyses – verbales – politiques, sociologiques, pédagogiques, religieuses et sémiotiques. Cette prise de conscience est aussi un pied hors de l’inconscience, la sortie de ce Jardin d’Éden associé à l’Âge d’Or. Pierre Strinati, l’auteur de l’article qui enclencha le processus de réévaluation de cette « littérature marginale » quatre ans plus tôt, en dresse un compte-rendu positif mais critique : « Il est regrettable que la majorité des conférenciers se soit adressés à une minorité d’intellectuels passionnés de sociologie et de pédagogie, thèmes qui furent les plus souvent traités, nonobstant le côté esthétique et artistique des bandes dessinées. »[6]

 

Quelques fumettisti invités[7] sont plus sévères, Morris ironise : « Nous avions la nette impression d’être des intrus, puisque la seule relation entre nous et les B.D., était que nous en étions les auteurs ». Greg, cité par Morris, renchérit : « … des microbes que des savants observaient à travers un microscope, et qu’il ne fallait surtout pas demander aux microbes en question ce qu’ils en pensaient ». Goscinny enfonce le clou : « C’était délirant. On se demandait de quoi ils parlaient. Nous faisions figure de pauvres types égarés. »[8] Lee Falk, invité par Resnais, est plus caustique : «  Je ne sais pas si je pourrais continuer à faire des Comics. Tout est tellement plus compliqué que je ne le pensais.»[9] L’assemblée du Salon s’est montrée néanmoins très
critique envers l’ensemble des bandes dessinées « Tout le monde s’accorda, au grand désespoir des éditeurs, à constater que plus de 90 % de la production est mauvaise. »[10] Et Umberto de décréter : « Si un seul auteur a eu une influence positive (sur les lecteurs), alors nous devons les accepter en bloc. »[11] Georges Dargaud invite ses auteurs à prolonger leur séjour sur Nice. C’est sur ce trajet, qu’on imagine animé, que l’éditeur envisage de confier la rédaction belge du journal TINTIN à Greg[12].

 

Certes, pour ceux qui considèrent les bandes dessinées comme un divertissement pour une masse inculte, la notion de « bandes dessinées intellectuelles » constitue une contradiction évidente dans les termes.[13]

— Umberto Eco, ouverture de son article Il fumetto Intelletuale dans COMICS, publication réalisée pour le Salon de Bordighera, 1965.

 

Le jour suivant, j’ai quitté Bordighera pour Rome. J’étais déprimé. La détermination de la nouvelle vague[14] européenne d’intellectuels d’élever le statut des feuilletons en bandes dessinées au rang de mythe immortel, était, en effet, enivrant. Mais un tel enthousiasme soudain est susceptible d’être fragile et traître. Une affirmation passionnée crée, inévitablement, une opposition passionnée. C’est spécialement vrai dans le monde littéraire et ainsi l’année prochaine, nous, nouveaux immortels, serons sans doute considérés comme une bande de vieux immoraux surpayés, comme c’est déjà le cas à la maison.

— Al Capp, 56 ans, auteur de bande dessinée. article d’Al Capp, How Li’l Abner Became the Intellectuals’ Delight, My Life as an Immortal Myth. LIFE, 30 avril 1965

 

La littérature de bas-étage (Junk[15]) est un citoyen des arts de seconde classe ; un statut dont « il » et « nous » sommes constamment avertis. Il y a certains privilèges inhérents dans la citoyenneté de seconde classe. L’irresponsabilité en est une. Ne pas être pris au sérieux en est une autre [16].

— Jules Feiffer, 36 ans, auteur de bande dessinée. The Great Comic Book Heroes, anthologie compilée, introduite et annotée par Jules Feiffer, The Dial Press, N.Y., 1965.

 

La B.D. est comparable à un triangle équilatéral, ayant à la base le dessin et se transformant petit à petit en carré grâce aux ballons, pour devenir finalement un cercle sous l’action de la publicité.

— Citation traduite de l’italien et prise au vol par Morris à Bordighera. Il rajoute : « Quand je pense que l’auteur de cette déclaration est un professeur et que c’est nous qu’on accuse de jeter le trouble dans l’esprit des jeunes. » Source : article Morris, profession : dessinateur dans GIFF-WIFF n°16, décembre 1965. Il s’agit du texte d’une conférence que Morris donna, en présence de René Goscinny, le 27 octobre 1965 à l’Université Libre de Bruxelles.

 

Vous êtes tombé d’accord avec nous pour considérer que les gens les plus autorisés à parler sciemment de la bande dessinée, sont les professionnels qui ont fait leurs preuves dans ce métier et que le succès a consacrés. C’est la raison pour laquelle l’association envisagée ne doit grouper que les meilleurs spécialistes, ceux dont les personnages ou les journaux possèdent une réelle notoriété. C’est à cette seule condition qu’elle jouira, au départ, du prestige qui lui permettra de s’imposer efficacement.

— Lettre générique envoyée aux professionnels (adressée ici à Remo Forlani) signée par Jean-Michel Charlier, Jean Ache et René Goscinny (non daté) fin 1964. Les professionnels ayant donné leur accord pour l’édification des statuts de l’Association, loi de 1901, courant 1965: Ache, Arnal, Attanasio, Bara, Bernad, Blanc, Boujon, Cézard, Charlier, Coq, Craenhals, Culliford, Cuvelier, Dargaud, Duchâteau, Dupuis, Forest, Forlani, Franquin, Gauthier, Gillain, Gillon, Gordeaux, Goscinny, Graton, Greg, Hergé, Hubinon, Jacobs, Leblanc, Macherot, Martial, Martin, Morris, Pellos, Poïvet, Reding, Remacle, Roba, Saint-Ogan, Sirius, Tabary, Tacq, Tibet, Tillieux, Uderzo, Weinberg, Will(y) et Winkler.
(archives Anne Goscinny)

 

Le but de l’association (des professionnels de la bande dessinée) est de revaloriser la bande dessinée de qualité, et de la faire mieux connaître de ceux-là même qui l’attaquent. L’association veut espérer qu’un adversaire bien informé deviendra un partisan, voir même un défenseur de la bande dessinée.

— René Goscinny expliquant les buts de cette nouvelle association, dans l’article La défense du dessin français, dans le GIFF-WIFF N°14, de juin 1965. Elle réunissait des professionnels belges et français paraissant dans les pays d’expression francophone. René Goscinny et plusieurs membres de l’association étaient déjà membres du CELEG, « ce qui semblerait prouver qu’on peut être à la fois professionnel et amateur de bandes dessinées » plaisante le scénariste et termine ainsi : « il ne nous reste qu’à remercier le GIFF-WIFF de nous avoir donné l’hospitalité dans ses pages, et à saluer les membres du CELEG, qui sont, par définition, nos amis et nos alliés. » Dans ce même numéro, le nom de René Goscinny apparaît dans le comité de parrainage du CELEG comme président de l’Association des Professionnels de la Bande Dessinée.

 

Une des raisons qui nous amenèrent à créer la SOCERLID, et la raison principale qui nous fit réaliser nos premières expositions, fut l’exaspération devant la vogue du Pop’Art, que nous considérions comme une escroquerie, un parasitage de la bande dessinée – et souvent de la plus mauvaise bande dessinée, de la plus plate, de la plus stéréotypée.

— Pierre Couperie.
PHÉNIX N°12, 1970.

 

 

¶ Texte de Philippe Capart

Notes

[1]avec Umberto Eco, 33 ans, Claudio Bertieri, 40 ans et l’espagnol Luis Gasca, 32 ans.

[2]l’équivalent en français du dessin de presse ou dessin humoristique. Romano Calisi avait déjà organisé une table ronde humour et éducation dans la communication de masse, le 7 et 9 février 1964.

[3]conférences qui étaient traduites simultanément en trois langues : le français, l’anglais et l’italien mais dont la durée n’était pas limitée. « L’outrance et le bavardage des italiens ont altéré et compromis nos rapports avec les dessinateurs français » se souvient Francis Lacassin dans un circulaire adressé aux directeurs des Clubs en vue de Lucca 1967, non daté. Pour Lucca 1966, Lacassin avait su imposer une limitation des communications à 25 minutes.

[4]qui avait été précédé d’un débat à l’UNESCO, Les Bandes Dessinées, par Enrico Fulchignomi, le 19 février 1965.

[5]Évelyne Sullerot : « Les femmes y étaient rares, j’étais entourée d’hommes… de tous âges » source :  Et Tarzan entra dans les musées : comment la bande dessinée devint un art, d’Anaïs Kien et de Charlotte Roux, 1ère diffusion sur France Culture, le 22 janvier 2008.

[6]article co-écrit avec Michel Frainier, FICTION N°138, mai 1965.

[7]autres dessinateurs présents : Jean-Claude Forest, Paul Gillon, Roland Topor, Jacques Lob, Alfred Andriola (secrétaire général du Newspaper Comics Council), Al Capp, Lee Falk, Antonio Canale et Andrea Lavezzolo.

[8]la revue de cinéma IMAGE ET SON, n°193, avril 1966, Entretien avec Goscinny et Uderzo, propos recueillis par Guy Gauthier et Philippe Pilard.

[9]Donald inquiète les spécialistes, l’EXPRESS du 8-14 mars 1965. Lee Falk cite, dans le NOUVEL OBSERVATEUR du 18 mars 1965, la réplique du jazzman Eddie Condon au critique français Hugues Panassié : « Do I tell the French how to jump on grapes ? ».

[10]ibid.

[11]ibid.

[12]source : Dialogues sans bulles, de Benoit Mouchart, éd.Dargaud, 1999. Marcel Dehaye, 58 ans, écrivain qui signait le billet Tintin dans l’hebdomadaire depuis son lancement en 1946, doit lui laisser sa place : « J’ai quitté TINTIN en 1965 parce que la Direction de Paris et celle de Bruxelles ont jugé que le dessinateur-scénariste Greg ferait mieux l’affaire » interviewé par Louis Teller, RAN TAN PLAN N°31.

[13]«Certo per chi considera il fumetto un tipico divertimento per masse allo stato brado,  la nozione di « fumetto intellettuale » costituscie une palese contradizione in termini. »

[14]Al Capp a été spécialement invité par Alain Resnais qui est perçu par l’Américain comme un représentant de la Nouvelle Vague en cinéma.

[15]à rapprocher du terme allemand de « schundliteratur » et de la tendance dans les arts plastiques qualifiées de « junk art » voir article  Art crushes through the junkpile : from machine age rubbish, startling new creations, non signé, dans LIFE (international) du 4 décembre 1961.

[16]« Junk is a second-class citizen of the arts ; a status of which we and it are constantly aware. There are certain inherent privileges in second-class citizenship. Irresponsability is one. Not being taken seriously is another. » 

 

Chapitre 3 — Un putsch manqué

Nous ne pouvons admettre que le quart des fonds du Club, qui assurait tout juste la publication des 4 bulletins 1964 prévus par les statuts, aient été utilisés à payer le voyage aux USA d’un de ses dirigeants

– Pierre Couperie, Proto Destefanis, Édouard François et Claude Moliterni. Extrait du tract reçu par Alain Van Passen, le 29 novembre 1964.

 

S’il est un événement – bien que mesquin – qui marque l’Histoire de la valorisation de la bande dessinée francophone, c’est la lutte au sein du Club des Bandes Dessinées durant l’été 1964. Elle est menée par son archiviste, Pierre Couperie, 34 ans, historien et chef de travaux en poste à l’École Pratique des Hautes Études ou EPHE. Avec d’autres membres, dont Claude Moliterni, 32 ans, iconographe chez Hachette, ils avaient, depuis juin, repris en main les rééditions des anciens numéros du GIFF-WIFF[1] ainsi que le département « expédition » très peu efficient. Ils étaient, comme certains membres suisses et belges, agacés par la lenteur des activités du Club, qualifié d’apathique voir d’amiboïde. Ils veulent plus et plus vite ! Un projet cristallise cette frustration : Le Voyage dans une pièce de monnaie. Cette réédition d’une aventure atomique et sub-atomique de Brick Bradford, conçue par William Ritt et Clarence Gray, parue dans le journal ROBINSON en 1937, avait été décidée en 1962. L’énoncé est prometteur : « Brick, réduit à une dimension infinitésimale, pénètre dans une pièce de monnaie dont les atomes constituent autant de soleils et de planètes[2] ». L’argent des souscriptions pour « cette spéculation pure »[3] était rentré dans la caisse en un temps record. Il avait fallu ensuite réunir, auprès de rares collectionneurs rétifs, les centaines de bandes quotidiennes qui composent ce long récit. L’ensemble a été remis au directeur artistique, Jean-Claude Forest, en juillet 1963. Le GIFF-WIFF N°9, annonce que « si le sort ne s’acharne pas sur nous, “voyage dans une pièce de monnaie”, l’œuvre maîtresse du CBD[4], ou du moins celle qu’aura nécessité le plus de soins, paraîtra en mars 1964. » Mais en juin, toujours rien. Pierre Couperie, cheville ouvrière du Club[5], ultra ordonné, centralise le mécontentement et même des menaces de certains adhérents. Il ne parvient plus à défendre, ni excuser le manque de professionnalisme de cette association… amateur. Tous les membres sont bénévoles et offrent au Club leurs quelques heures de loisirs ou de temps de famille. En octobre 1964, quand le voyage dans une pièce de monnaie est imprimé, le Club des Bandes Dessinées est au bord de la fission.

 

Un quarteron d’arrivistes, pressés et pas futés, avait résolu de me débarquer de la présidence du Club des bandes-dessinées (CBD), très prisé des médias. (…) J’étais assigné devant le tribunal de grande instance de Paris pour avoir détourné les fonds du CBD au profit de son vice-président, le cinéaste qui incarnait alors la gloire du cinéma français à l’étranger, Alain Resnais! (…) Nous préparions pour la première fois dans l’histoire du monde, mais oui, un salon international de la B.D.

— Francis Lacassin revient des années plus tard, colère intacte, sur cette action[6].

 

Par ses contacts avec les professionnels américains, ambassadeur et aîné du CBD, Alain Resnais, avait perçu les limites des termes francophones de « bandes dessinées ». Pour se développer internationalement et s’entretenir, en égaux, avec des structures comme l’UNESCO, il fallait se renommer[7]. Il propose à Francis Lacassin, les initiales CELEG pour Centre d’Étude des Littératures d’Expression Graphique[8]. Un intitulé qui pourra, sans honte, côtoyer celui du Centro di Sociologia delle Comunicazioni di Massa, avec lequel ils vont organiser le premier Salone Internationale dei Comics à Bordighera. La proposition est acceptée par Francis Lacassin mais semble irriter une large frange des adhérents dont Remo Forlani : « Oh ! Catastrophe ». Né d’un père cimentier, n’ayant pas suivi de longs cycles supérieurs, il se sent soudain étranger à ce nouveau corps d’élite et raille : « Mickey à l’UNESCO, quoi ! ». C’est, semble-t-il, également l’avis des frondeurs, Moliterni, Couperie, François et Destefanis, qui redoutent – à tort – une manœuvre destinée à changer les statuts de l’association. Mais une fois ces derniers exclus du Club, par la décision du Conseil d’Administration à l’assemblée extraordinaire du 5 novembre 1964[9], ils s’empressent de fonder, trois semaines plus tard[10], la SOCERLID ou Société Civile d’Études et de Recherches des Littératures Dessinées. Société dans laquelle ils s’arrogent les titres convoités. À la différence du CBD/CELEG, la SOCERLID est composé des seuls experts[11] avec leurs propres capitaux.

En passant de buts non lucratifs à lucratifs[12], les adhérents deviennent des clients et la société s’ouvre au commerce[13]. C’est donc une entreprise concurrente – mais d’une autre nature – qui voit le jour. Parti avec le fichier adresses des adhérents du CBD, la SOCERLID les prospecte. Alain Van Passen, ainsi que les autres membres de la section belge, suivent cette étrange crise de croissance avec autant de distance que d’étonnement.

Alain Resnais, Dorémieux, Lacassin, Forlani, les Tercinet, Strinati, Zucca et moi (nous) étions très curieux et avides de tout ce qui pouvait se présenter de neuf dans la bande dessinée. Ce procès qu’on nous a fait par une fraction du CBD pour en arriver à la scission que l’on sait relève purement et simplement de la magouille, pas d’autre chose. Mieux vaut ne pas revenir sur cet épisode sinistre et infantile et sur cette dérisoire escroquerie de la petite histoire de la bande dessinée.

— Jean-Claude Forest, interviewé avec Danielle Dubos par Numa Sadoul dans SCHTROUMPF/LES CAHIERS DE LA BANDE DESSINEE N°26, 1er trimestre 1975.

 

Barbarella forme comme un génial catalogue abondamment illustré de tous les tabous dont la bande dessinée a été victime : féminité, beauté, érotisme, violence, action épique, climat d’irréalisme.

— Francis Lacassin[14]

 

La sortie à la librairie Le Terrain Vague, le 5 décembre 1964, du luxueux[15] livre Barbarella de Jean-Claude Forest annonce le déclin de la bande dessinée telle que définie par Francis Lacassin : « des récits en images publié en feuilletons dans la presse »[16]. C’était aussi la conception de son nouveau rival, Pierre Couperie, qui fustigeait les comic-books qu’il percevait comme des livres et non des périodiques. Tant que le fleuve est dans son lit – la presse – la bande dessinée était, comme Barbarella dans V-MAGAZINE[17], tolérée. Mais extraite de son flux générique, montée en livre, elle prend une dimension plus pérenne mais aussi plus subversive, ce qu’avait bien compris son éditeur : Éric Losfeld[18]. Isolée, elle devient un nouvel objet d’attention, attirant les foudres de la censure[19] et les encensements des responsables du CELEG[20]. C’est au moment où les kiosques perdent du terrain[21] que Le Kiosque sort de terre[22]. À la direction de cette officine crépusculaire[23], Jean Boullet, 43 ans, artiste et critique. Boullet avait, 15 ans plus tôt, accomplit le double exploit de psychanalyser King-Kong et moquer Gershon Legman, auteur homophobe de La psychopathologie des bandes dessineés[24], pour avoir levé un sous-courant sadique et sexuel entre le Batman et son page Robin[25]. Il avait également posé les bases de la revue MIDI-MINUIT-FANTASTIQUE[26] qui mélangeait érotisme et épouvante comme les FAMOUS MONSTERS OF FILMLAND de Forrest J. Ackerman et les CREEPY édités par James Warren, tous affichés en magasin. Boullet se fournit en petits fumetti neri venus d’Italie, Diabolik et Satanik, qui sont des bandes dessinées et des romans-photos conçus en format poche[27]. Il importe les rééditions, en italien, de Gordon, Mandrake et Valiant qui connaissaient, en France, des soucis de censure. Avec Le Kiosque, Jean Boullet initie, avec panache, le marché des bandes dessinées pour adultes[28].

 

J’avais horreur des échanges ! Le Kiosque a été une bénédiction, il a cassé le système des échanges où chacun fixait ses critères et ses conditions.

— Alain Van Passen.

 

Pour moi, la B.D. est faite avant tout pour paraître dans la presse. Si elle n’est publiée qu’en album, cela devient une hérésie. On en fait des livres-objets, qui, pour des raisons techniques, sont trop chers. Et ceux qui les achètent ne représentent pas le véritable public de B.D. Je ne puis en dire du mal, étant mal placé pour le faire, mais c’est parfois un public un peu suspect.

— Billet de Jean Boullet envoyé à Alain Van Passen le 12 Août 1969.

 

On ne dit rien.

— Alain Van Passen.

 

L’éclatement du CBD en CELEG et SOCERLID accélère l’autonomie des sections étrangères : la suisse, l’espagnole et la belge. Le 13 février 1965, Pierre Vankeer réunit à nouveau les Belges à la Gare Centrale. Engagé dans un procès avec les membres de la SOCERLID, Francis Lacassin avait demandé un vote de confiance de la part de tous. Vankeer, plus proche de Lacassin, y est favorable mais Leborgne et Van Herp s’y refusent. Alain Van Passen était surpris des excommunications pratiquées au sein du Club. Le jeune René Château, 24 ans, en avait été exclu sous le prétexte que sa revue LA MÉTHODE « spécial Comics »[29] était – d’après le décompte de Lacassin et Couperie – « bourrée de fautes ! ». Alain s’était alors retenu d’exprimer sa réaction mais avait pensé très fort : «Ce CBD, c’est le PCF (le Parti Communiste Français) ! » N’étant, pour des questions légales de nationalité, pas membre à part entière du Club, Alain était frustré : « On ne pouvait rien dire, on ne pouvait pas participer aux choix des publications. On ne pouvait rien faire sauf payer la cotisation ! ». Ils votent la neutralité. Les Belges pourront ainsi garder les contacts avec tous les Français. Ils mettent les bases d’une nouvelle structure, le CABD ou Cercle des Amis des Bandes Dessinées. Un intitulé bon enfant qui contraste avec ceux plus institutionnels du CELEG ou de la SOCERLID. S’est joint à la réunion, Philippe Vandooren, 30 ans, rédacteur en chef et illustrateur scout, qui vient de terminer un numéro de la revue de la Fédération des Scouts Catholiques, PLEIN-FEU[30], entièrement consacré à la promotion et la défense des bandes dessinées extraites de PILOTE, TINTIN, SPIROU et RECORD. Il est venu avec le mari de sa sœur, Hermann Huppen, 27 ans, ensemblier-décorateur, qui y a dessiné un récit. Greg, à la tête d’un petit studio, remarque le jeune talent. Il entame sa carrière d’auteur de bandes dessinées sous son prénom, Hermann. De leur côté les Suisses, autour de Pierre
Strinati, vont fonder le Groupe d’Études et de Littératures dessinées ou…GELD[31] et les Espagnols, via Luis Gasca, le Centro (Español) de Expresión Gráfica ou CEEG. L’ensemble de ces structures – SOCERLID mise à part[32]  –  sont officiellement invitées en Italie[33].

Afin de donner à ce groupement un caractère plus vaste, le CELEG a demandé à ses sections belge et suisse de devenir autonomes.

— Pierre Strinati, échanges avec l’auteur en août 2020

 

 

¶ Texte de Philippe Capart

Notes

[1]ils rééditent le GIFF-WIFF N°1 et N°2, « réclamés depuis longtemps ». Le Club n’est qu’à sa deuxième année d’existence, et les premiers numéros sont qualifiés d’« attendrissantes reliques de l’enfance du Club ». Source courrier du CBD du 6 juin 1964.

[2]aventure résumée par Sylvain Lesage auteur de l’étude L’effet livre. Métamorphoses de la bande dessinée, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, coll. Iconotextes, 2019. Dans ce récit, l’invention du dr. Kopak est convoitée par le maudit (dr.) Ego!

[3]terme d’André François pour qualifier cet épisode dans son texte d’introduction de l’édition de la SERG en 1975.

[4]en parvenant à présenter des « classiques » et même des « chefs d’œuvre », cela permet d’enrayer la censure. Il y a un interdit à toucher ou retoucher une œuvre artistique.  Alain Van Passen évoque un arrêt de la censure cinématographique en Belgique par le film Blow-Up de Michelangelo Antonioni, 1966.

[5]dans une lettre de Francis Lacassin à Pierre Strinati, du 24 août 1962, Pierre Couperie lui est présenté  vis-à-vis du Club comme « notre cheville ouvrière ».

[6]Pour un 9e art : la bande dessinée collection 10/18, Union Général d’Édition, 1971.

[7]le choix des initiales CELEG est sans doute à inscrire dans son rapprochement avec un courant universitaire plus large qui va du Canada avec Marshall McLuhan ( Understanding media ), à l’Angleterre avec Richard Hoggart ( The Use of Literacy/ La Culture du Pauvre (1957) ) et son CCCS: «Center for Contemporary Cultural Studies», à l’Italie, avec Umberto Eco et Romano Calisi, tous deux actifs autour de l’organisation du premier festival de Bordighera. Calisi était le traducteur italien d’Edgar Morin, fondateur aux côtés de Georges Friedmann et Roland Barthes, d’une revue d’étude française sur les communications de masse, COMMUNICATIONS.

[8]l’illustrateur, dessinateur, scénariste, cinéaste et scénographe Jean-Claude Forest a sans doute contribué à cet intitulé. Il désirait relier les différents types d’imageries entre elles ou « familles d’images » (source : SCHTROUMPF/LES CAHIERS DE LA BANDE DESSINEE N°26, 1er trim. 1975.)

[9]les 4 frondeurs sont minoritaires au conseil d’administration, 3 voix sur 14. Dans l’Encyclopédie Mondiale de la Bande Dessinée co-rédigée avec Pierre Couperie et Henri Filippini, Claude Moliterni, à l’entrée « Club des Bandes Dessinées », prétendra qu’en octobre 1964, « la majorité de son conseil d’administration démissionna » et « qu’une partie s’en fût fonder la SOCERLID ». Source PHÉNIX N°29, 3ème trimestre 1973.

[10]le 21 novembre 1964.

[11]dans sa thèse (en cours) de doctorat pour Paris 1, Panthéon-Sorbonne, Les premiers groupes d’amateurs de bandes dessinées, en France, dans les années 1960-70. Naissance de la bédéphilie ? Julie Demange met en avant la rupture entre les amateurs du CELEG et les experts (autoproclamés) de la SOCERLID. Ailleurs, Couperie déclare faire partie des « intoxiqués » (Giff-Wiff N°11) tandis que Moliterni admet avoir « un vice de la bande dessinée » (Entretien inédit avec Claude Moliterni avec Cecil McKinley, le 29 mars 2005).

[12]l’article 1832 du Code civil définit une société d’étude de la façon suivante : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. » Source : thèse (en cours) de doctorat de Julie Demange.

[13]« Lacassin est contre la vente du GIFF-WIFF en librairies, car ensuite les numéros nous manqueraient pour les adhérents » Lettre de Pierre Couperie à Pierre Strinati, été 1963. Couperie avait néanmoins encouragé Strinati à poursuivre les contacts avec la librairie BERBERAT à Neuchâtel. Des numéros spéciaux du GIFF-WIFF, imprimés, étaient envisagés pour une mise en vente en librairie.

[14]Pour un 9e art : la bande dessinée collection 10/18, Union Général d’Édition, 1971.

[15]le prix de ce livre est à mettre en relation avec le prix des rééditions des Clubs par souscriptions comme les rééditions Azur de Claude Offenstadt soutenues par le Club. Le recueil La Bande des Pieds Nickelés de Louis Forton dispose d’un tirage numéroté et gonflé d’une lithographie de Gen Paul. L’édition suivant Les Pieds-nickelés s’en vont en guerre aura Alphonse Allais en préfacier et une lithographie de Paul Colin. Ils sont financièrement hors de portée de nombreux lecteurs, à commencer par les enfants. En sortant de la rue et en pénétrant dans les salons, le papier pulpe est remplacé par le papier glacé. En 1963, Losfeld avait pensé éditer Guy L’Eclair au Terrain Vague en lien avec un numéro spécial du GIFF-WIFF consacré à Alex Raymond, sans suite. Pierre Couperie : « Ce Losfeld me rend enragé – je crois que je préfère un assassin à un velléitaire ! » (courrier à Pierre Strinati, non daté).

[16]la presse était en régression: «Paris éditait 79 quotidiens en 1892, 57 en 1914, 31 en 1936, 28 en 1945, 13 en 1963. (…) en 1892, 69 villes de provinces publiaient plusieurs quotidiens, en 1962, 17 seulement offrait cette diversité.» Source : étude publiée en octobre 1965 dans PRESSE-ACTUALITÉ, Yves L’her.

[17]la première livraison de Barbarella paraît dans V-MAGAZINE le 7 mars 1962. Le projet initial du rédacteur était de faire « une » Tarzan. Barbarella absente, c’est Scarlett Dream de Robert Gigi et Claude Moliterni qui va faire l’interim en juin 1965 puis suivre en album chez Losfeld en juin 1967, préfacé par Maurice Horn.

[18]« Au moment où les littérateurs et les cinéastes se fascinent mutuellement, il m’avait semblé que la bande dessinée représentait une synthèse entre ces deux arts.  J’ai donc édité Barbarella dans une présentation enfantine mais uniquement destinée aux grandes personnes, et la censure s’est trompée, pour elle la bande dessinée ne peut être que destinée aux enfants et l’a interdite.» Losfeld interviewé en 1967 dans Un Marché Peu Commun, La Bande Dessinée.

[19]avec comme motif  : « décourager d’autres éditeurs d’aller dans ce sens-là », note du 11 mars 1965, reprise dans l’ouvrage de Bernard Joubert : Dictionnaire des livres et journaux interdits, édition du cercle de la librairie, 2007. Le comité craignait que cet album pour adultes, par son emballage, se retrouve offert à des enfants.

[20]voir l’article Barbarella mon Amour par Jean-Claude Romer dans GIFF-WIFF N°11, septembre 1964. Une souscription à l’ouvrage de Losfeld y est proposée avec 200 exemplaires numérotés réservés aux membres du CELEG.

[21]CHOUCHOU réduit son grand format en janvier 1965 après 9 numéros et réapparaît brièvement, méconnaissable, sous la forme d’un comic-book ! Remo Forlani voyait les bandes dessinées comme une révolution inscrite dans le journalisme.

[22]inauguration le 3 décembre 1964 au 79, rue du Château à Paris.

[23]dans la logique du magic shop anglophone.

[24]Publié en français dans LES TEMPS MODERNES, No 31, mai 1949.

[25]ST-CINEMA DES PRES, N°1, 1949.

[26]éditée par Éric Losfeld de 1962 à 1971.

[27]le format poche occupe une position médiane entre le périodique et le livre ( pour des raisons de tarifs postaux ). La bande dessinée proposée dans ce format a été, sans doute pour des raisons sociales, négligée par le premier Club. Voir interview de Gérard Thomassian, Yves Grenet et Christophe Bier dans LA CRYPTE TONIQUE N°12. En 1964, un premier commerce dédié aux livres de poche a vu le jour à Paris et les éditions Dupuis, aiguillées par Maurice Rosy, ont lancé les Gag de Poche mélangeant cartoon de presse et bande dessinée, Virgil Partch et Peyo.

[28]à mettre en parallèle avec la mention « POUR ADULTES » qui naît sur les couvertures de certains romans-photos et bandes dessinées en format poche ( voir CATALOGUE PFA d’Yves Grenet, éditions Chambre Obscure ).

[29]paru en février 1963. Une thématique qui devait être traitée dans le GIFF-WIFF et qui avait été précédemment annoncée. La revue MIDI-MINUIT-FANTASTIQUE avait aussi cela dans ses projets. Les interactions entre les acteurs de toutes ces publications étant fortes via les librairies Le Minotaure, Le Terrain Vague, Le Kiosque, L’Atome etc.

[30]anciennement PLEIN-JEU, PLEIN-FEU N°1, février 1965. Il met l’accent sur les liens, très belges, qui unissent le scoutisme catholique et la bande dessinée.

[31]« geld » est aussi le mot allemand pour argent. Une boutade des Suisses qui se savaient réduits à leurs banques.

[32]Claude Moliterni et Proto Destefanis ont néanmoins fait le déplacement pour la SOCERLID, avec leur bulletin MONGO n°0 mais s’y seraient sentis ostracisés. Ils parlent italien et ont ainsi pu nouer des contacts avec les collectionneurs locaux. Pierre Strinati se rappelle des intrigants, appellés cospiratori dans le LINUS N°1, tandis qu’Évelyne Sullerot aurait refusé de partager avec eux le compartiment de train retour (Source : entretien inédit entre Claude Moliterni et Cecil Mc Kinley, le 12 avril 2005).

[33]le CELEG, le GELD, le CABD et le CEEG seront affilés à la Fédération Internationale des Centres d’Études et de Recherches sur les Bandes Dessinées ou FICERLID. Chaque association représente, dans son pays, les autres affiliés. (source : RAN TAN PLAN N°6, juillet 1967). La FICERLID ne semble pas avoir été réellement activée tout comme l’Association Internationale des Critiques de Bandes Dessinées. L’objectif était de les affilier à l’UNESCO.

 

Chapitre 2 — Le Club des Bandes dessinées

Les jeunes lecteurs des « comics » d’aujourd’hui ne peuvent imaginer ce que fut la grande période des bandes dessinées de l’avant-guerre.

— Pierre Strinati

Tout est parti des collectionneurs !

— Alain Van Passen

Dans la livraison de FICTION de juillet 1961, Alain, 20 ans, découvre la chronique littéraire de Pierre Strinati, 33 ans, sur les bandes dessinées de science-fiction parues dans les journaux MICKEY, ROBINSON, JUMBO, AVENTURES, HURRAH !.., L’AVENTUREUX, HOP-LÀ !, L’AS et JUNIOR entre 1934 et 1940. Ce genevois fortuné, négociant en textiles et spécialiste de la faune cavernicole[1], s’était replongé dans ses anciens illustrés suite à des échanges avec Pierre Versins[2]. Son recensement – bien que sans visuel – ravive auprès des trentenaires des souvenirs profondément enfouis et tient de l’incantatoire. Nombre de ces titres avaient été brutalement interrompus par la guerre et en l’absence de clôture, ces imaginaires étaient restés en suspens[3]: Guy L’Éclair et ses amis étaient, depuis deux décennies, gelés dans une grotte du Royaume de Frigie sur la planète Mongo. Les bandes lues après-guerre paraissent, pour Pierre Strinati, « décadentes, altérées, méconnaissables »[4]. Dès le numéro suivant, Jean-Claude Forest, 30 ans, illustrateur pour FICTION, surenchérit en ressassant d’autres bandes délirantes – toujours sans le moindre recours visuel – comme ce Saturne contre la Terre dessiné par Giovanni Scolari paru dans le JOURNAL DE TOTO où « Bruxelles est détruite pas une troupe de crapauds géants, tandis que dans le ciel de Londres, la R.A.F. livre un combat désespéré contre des aigles quatre fois plus gros que ses appareils » ou le Futuropolis illustré par René Pellos, apparu dans le gigantisme du format de JUNIOR[5], « dans un style disons…furieux ».  Né en 1941, Alain a l’impression d’avoir bel et bien raté le coche : « Les bandes étaient présentées avec un tel enthousiasme[6] que ça donnait envie ! Je veux en voir. Je veux les découvrir ! ».

 

Je serais tenté de dire qu’il est des « illustrés » comme des vins : il ne suffit pas de goûter aux meilleurs crus, encore faut-il
choisir les bonnes années.

— Jean-Claude Forest, dans FICTION N°93.

 

Après Strinati et Forest[7], c’est un professeur de physique et chimie d’Evreux, Guy-Claude Bonnemaison, 31 ans, qui écrit : « Y a-t-il des moyens d’enrayer la disparition de ces illustrés pendant qu’il en est encore temps ? J’avoue parcourir bien en vain les quartiers de bouquinistes lors de mes rares venues à Paris; je n’hésiterais pourtant pas à payer quelques dizaines de milliers d’anciens francs une collection complète de ROBINSON et de MICKEY. Offre pe–ut-être généreuse, peut-être trop modeste, je l’ignore – mais à qui m’adresser ? »[8] Ce qui a démarré dans le contexte de fiction spéculative menace de basculer en spéculation financière. Guy-Claude, au sein du même courrier, évoque l’idée d’une bédéthèque – à l’image de la cinémathèque ? –  où seraient réunis, via une cotisation, tous les illustrés. Mais il reconnaît que cela pénaliserait les lecteurs de province et fragiliserait le papier journal par les manipulations répétées. Il offre une alternative aux prêts ou achats : « la souscription ». En fédérant une quarantaine voir une centaine de personnes, quelques rééditions amateurs peuvent être envisagées. Alors que certains lecteurs exigent que ce soient l’ensemble du contenu de ces journaux qui soit remis sous presse et en circulation[9], l’équipe de FICTION tempère et lance, en janvier 1962, un référendum avec une pré-liste de douze titres réduite à quelques bandes vedettes, Guy l’Eclair et Luc Bradefer en tête. Sur la base des retours des lecteurs dépendra la naissance d’un Club des Bandes Dessinées[10]. Il s’agira d’une structure isolée des éditions OPTA car celles-ci semblent peu enclines à associer la bande dessinée à leurs productions littéraires de policiers et de science-fiction déjà disqualifiée de mineures[11].

Avec ce nouveau club de livres légalement acté, et sa promesse d’une future bibliothèque des classiques, Alain passe de l’attentisme à l’engagement : « J’adhère ! Je m’abonne ! ». Les statuts proposent trois classes de membres : le membre associé, adoubé par deux parrains, limité à 100 personnes « prioritaires », le membre correspondant, nombre illimité « servi après les membres associés » et le membre d’honneur qui bénéficie des activités du Club « dans toute la mesure du possible ». Fin octobre, Alain Van Passen reçoit la réponse d’Alain Dorémieux, 29 ans, rédacteur en chef de FICTION devenu l’agent de liaison du Club des Bandes Dessinées (ou CBD) : « Malheureusement, la loi française[12] ne nous permet pas de vous admettre en raison de votre nationalité, sinon en qualité de membre d’honneur ». Passé cette déconvenue, il assure au Belge qu’il recevra bien toutes leurs réalisations ainsi que leur bulletin de liaison : le GIFF-WIFF. C’est le nom, et le cri, d’un poisson amphibie qui marche sur ses nageoires et qui, à défaut d’avaler des perles, se contente de tapioca. L’analogie entre cet animal fantastique et le collectionneur fanatique semble à peine déguisée ! La mascotte est présentée par Jean-Claude Forest[13] comme un précurseur au « pilou-pilou » d’Elsie Segar (1936) et au « houba-houba » d’André Franquin (1952). Paul Winkler, 64 ans, qui avait lancé en France[14], via son agence Opera Mundi, la mode des suppléments du dimanche américains reconditionnés en journaux pour enfants, MICKEY (1934) puis ROBINSON (1936) et enfin HOP-LA ! (1937), suivait avec attention cet étonnant revival[15]. Calcul ou coïncidence, le Giff-Wiff présenté dans le 1er bulletin du Club en juillet 1962 réapparaît en août dans les pages du journal de MICKEY. Le passé se conjugue au présent.

 

Mes collègues me considéraient comme un farfelu ou un original!

— Alain Van Passen.

 

À 21 ans, Alain n’a toujours pas quitté l’école mais il y reçoit désormais un salaire. Après deux ans de régendat à l’institut Saint-Thomas, il est devenu professeur de Français-Histoire[16] à l’institut Saint-Stanislas, un établissement dirigé par un ancien professeur de Saint-Boniface[17]. D’emblée, il intègre la bande dessinée dans son approche pédagogique : chaque élève doit présenter une élocution de cinq minutes sur la bande dessinée de son choix. La consigne est de décrire le héros, physiquement et psychologiquement, ainsi que le dessin et le scénario. Les parents sont prompts à s’en plaindre : « Est-ce bien sérieux ? ». Alain s’y était préparé : « Quand votre fils ou votre fille doit faire une élocution sur un homme ou un roman célèbre… Vous l’aidez ? » Les parents: « Oui, bien sûr ! ». Alain peut ainsi poursuivre : « Et quand il travaille sur une bande dessinée ? » « Non, on n’y connaît rien ! » Le piège argumentaire se referme ainsi : « Vous voyez, c’est un  travail personnel à 100 % ! ».

 

Le public se compose essentiellement de jeunes 18 – 25 ans (…) qui lisent des ouvrages sur l’histoire du cinéma de plus en plus nombreux, (ils) entendent parler des films qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de voir et pour eux le musée, c’est une occasion – je crois unique – de visualiser ce dont ils entendent parler depuis longtemps.

— Jacques Ledoux, interviewé par Jacques Goossens pour L’œil écoute (RTB) du 7 septembre 1962, à l’occasion de l’ouverture du Musée du Cinéma, l’organe public de la Cinémathèque Royale de Belgique.

 

Ses soirées, Alain les passe à la Cinémathèque Royale de Belgique, récemment rénovée: « J’y allais tous les jours. Parfois trois films en un soir ». Si Alain voyage peu, il circule énormément parmi les libraires et bouquinistes. C’est au bas de la Cinémathèque, au pied du Mont-des-Arts, dans le fond de la bouquinerie Book-Market, qu’Alain tombe nez-à-nez avec ses vieux journaux TARZAN. Le gardien du lieu, Gilbert Toussaint[18], 20 ans à l’ouverture de son magasin fin 1963, étant un peu collectionneur lui-même, lui demande de venir avec une monnaie d’échange du type : « un album Tintin en noir et blanc contre un grand album SPIROU ». Alain bouillonne, il refuse ce chantage à l’échange. Impatient, il veut payer comptant. Par une véritable « danse du scalp », il harcèle Gilbert qui lui cède enfin la pile d’illustrés. Après avoir « retrouvé ce que j’avais lu. », Alain achète d’autres publications qui dépassent les limites de sa nostalgie directe. Il se met à placer des petites annonces dans les revues et dépose ses listes de recherches aux libraires. Le jeune professeur a, de son propre aveu, attrapé « la collectionnite ».

 

L’addiction, à l’époque, on n’en parlait pas.

— Alain Van Passen.

 

… un cauchemar de luxe et des insomnies de qualité (…) un drame classique où la mythologie ségarienne rejoint la mythologie antique.

— Extraits du texte de souscription du CBD pour Popeye contre les harpies d’Elsie Segar reçu par Alain le 13 janvier 1964.

 

Les quelques amateurs qui ont pris en charge le Club des Bandes Dessinées, amorcent, par essais et erreurs, leurs premières publications. Pour les grandes pages en quadrichromie des suppléments du dimanche, ils optent pour des diapositives Kodak Ektachrome. Par l’action du projecteur, on change d’échelle, les vignettes muent en vitraux. En 23 diapositives[19] est enfin reproduit le séjour –  on pourrait presque dire les vacances –  de Flash Gordon en Frigie. Pour reproduire des grandes pages de Brick Bradford, des stencils « en noir » avec le système Electro-Rex sont glissés dans « une chemise cartonnée couleur paille ». Un clubiste zélé, Édouard François, 36 ans, professeur de Lettres, Pied-Noir muté à Châlon-sur-Marne, a même sorti sa boîte d’aquarelles et a enluminé lui-même ses copies noirs et blancs : « Si l’on n’obtient pas le “pointillisme” [20] de MICKEY et de ROBINSON, on s’en approche suffisamment pour retrouver ce monde que nous aimons et que nous avons dès lors l’impression de redécouvrir après l’avoir
recréé de nos mains 
». L’équipe en charge du Club des Bandes Dessinées n’est pas face à des enfants fébrilement axés sur le contenu mais à des bédébibliophiles soucieux du contenant. Ils essaient de contenter les plus exigeants à l’image de cette présentation d’un épisode de Luc Bradefer : « Le tirage, strictement limité à 300 exemplaires, sera effectué sur papier assez fort, de très belle qualité et dont la coloration gris perle, infiniment plus flatteuse que le blanc du couché, reçoit le trait avec souplesse, avec une netteté et une franchise dans les noirs qui, à notre connaissance, n’ont jamais été accordées à aucune bande dessinée. »[21] Bien que multiplié par leurs soins, l’ouvrage est d’emblée présenté comme une rareté « Il ne sera délivré qu’à un seul exemplaire à chaque adhérent. »

 

J’ai reçu ce jour Luc Bradefer et ai remarqué l’excellente qualité du papier.

— Gérard Schoenlaub, 30 ans, à Pierre Strinati, lettre du 18 février 1963.

 

Robert Van Passen décède abruptement en mai 1963. Alain, 22 ans, devient soutien de veuve et se voit exempté du service militaire obligatoire. En début de vacances scolaires d’été, Alain reçoit une invitation pour la première Assemblée Générale du Club des Bandes Dessinées, le 7 juillet à 10 h 45, à La Vieille Grille, place du puits de l’Ermite à Paris. Ce café-théâtre, conçu pour 50, voit converger près de 200 personnes[22]! Parmi ces grappes de visages enthousiastes, un œil averti pouvait distinguer Edgar Morin, Romano Calisi, René Goscinny[23], Roland Topor, Claude Beylie, Alain Resnais[24], Paul Lacroix, Pierre Couperie, Jean-Claude Forest, Pierre Pascal, Jean-Claude Romer, Michel Regnier (Greg), Claude Soulard, Remo Forlani… sous la présidence d’honneur de Paul Winkler. Ils sont nombreux à se croiser pour la première fois et à, ensemble, découvrir la personne à la tête du bédé-club, Francis Lacassin[25], Cévenol de 32 ans. Formé pour être inspecteur des impôts, il leur a préféré le cinéma où il s’active en conférencier de ciné-club, critique, cinéaste, producteur et historien. Il vient de faire une déclaration d’amour à Tarzan, « mythe triomphant et mythe humilié », qui compose l’ensemble du numéro de la revue BIZARRE[26]. Il profite de l’assemblée pour projeter, après La Jetée de Chris Marker[27], un extrait d’un film muet, Le fils de Tarzan, « dont le caractère désuet a déchaîné l’hilarité des uns à la grande irritation des autres »[28]. « Ensuite, comme chacun avait des petits trésors avec lui, ça a été une gigantesque bourse d’échange : “Et je te montre mon petit ROBINSON ; et je t’exhibe mon petit MICKEY. (…) Tout a débuté là ! »[29] précise le bruxellois André Leborgne, 35 ans, ouvrier-mécanicien « Chacun a pris des contacts avec ceux de son pays pour s’apercevoir qu’il n’était pas tout seul! ». Alain est resté chez lui.

 

 … se déplacer à Paris juste pour un repas ?!

— Alain Van Passen

Les gens cultivés ne lisaient pas de bande dessinée.

— Évelyne Sullerot, 39 ans, sociologue. Source : Et Tarzan entra dans les musées : comment la bande dessinée devint un art, d’Anaïs Kien et de Charlotte Roux, 1ère diffusion sur FRANCE CULTURE le 22 janvier 2008.

Si les dépositaires actuels de la science française avaient suivi dans leur enfance les aventures de Flash Gordon au lieu de subir BAYARD, LISETTE et PIERROT, peut-être notre pays serait-il en mesure de participer à la conquête spatiale.

— Francis Lacassin, l’Inquisition contre Tarzan, revue BIZARRE N°29/30, 1963.

J’ai découvert aux réunions annuelles que ces gens-là étaient vraiment des nostalgiques. Mais à un point qui frôlait quand même… Ça m’inquiétait beaucoup. Des gens, entre 30 et 40 ans, qui passaient des heures à discuter de la couleur du slip de Tarzan… Et savoir  si le costume du Fantôme du Bengale était bleu ou violet, c’était quand même un peu angoissant (…) Ce n’était pas du tout mon style.

— Claude Moliterni, 30 ans, documentaliste chez Hachette. Entretien inédit avec Cecil McKinley en 2005.

 

La plupart des membres du Club dirigé par Lacassin, nostalgiques des séries américaines des années trente, regardaient avec condescendance la production récente. Pour beaucoup, il s’agissait des lectures de leurs enfants; ils déploraient plus ou moins ouvertement que les Belges aient remplacé les Américains.

Pierre Pascal, 35 ans, restaurateur à Bordeaux, qui poursuit : « bien sûr, il ne faut pas généraliser et quelques vrais amateurs se distinguèrent vite ». Extrait de son ouvrage BD PASSION, éd.Dossiers d’Aquitaine, 1993. Pierre Pascal a tourné un film amateur de cette première assemblée générale de 1963. Le film a été projeté au Salon d’Angoulême en 1983.

 

Si j’étais en contact avec des auteurs, c’est que ces derniers étaient d’abord collectionneurs.

— Alain Van Passen.

 

Le samedi 16 novembre 1963, à 15 heures, la section belge du Club des Bandes Dessinées est réunie pour la première fois à la cafétéria de la Gare Centrale de Bruxelles. Ils sont rassemblés sur la base du fichier initié par FICTION reprenant les membres belges du club français[30]. Leur délégué, Pierre Vankeer, 32 ans, est un des administrateurs de la Société Nationale des Chemins de fer Belges. On est loin de la foule de Paris, ils sont une douzaine et occupent un coin de la salle. Un mélange atypique de collectionneurs, d’amateurs et de professionnels[31]. Parmi ceux-ci, il y a Michel Regnier, dit Greg, 32 ans, qui vient de relancer la série Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan dans TINTIN et de transformer son Monsieur Poche en Achille Talon pour PILOTE[32]. Il y a aussi Maurice De Bevere, dit Morris, 40 ans. Son cow-boy Lucky-Luke rivalise avec le gaulois Astérix, tous deux scénarisés par René Goscinny. Fernand Cheneval, 35 ans, créateur des HÉROÏC-ALBUMS, est aussi là mais son visage n’est pas familier au groupe. Alain Van Passen semble surtout marqué par la présence de Jacques Van Herp, 42 ans, professeur de mathématique le jour et écrivain de science-fiction la nuit, contributeur à FICTION, « respect total ! On était content de l’avoir dans le club !». André Leborgne n’est pas venu les mains vides, il sort de sa mallette des fascicules des éditions Fratelli Spada reprenant, en italien, les bandes américaines de Mandrake et le Phantom. Ils provoquent un commun enthousiasme. C’est le frère d’un des membres, Gaston Lefèbvre, qui les a importés dans sa librairie, rue des Colonies, à deux pas du lieu de réunion[33]. Il importe également la version américaine, non retouchée, de PLAYBOY dans laquelle démarre la bande Little Annie Fanny d’Harvey Kurtzman et Bill Elder[34]. De ces premiers contacts, Morris et Vankeer vont proposer à SPIROU une rubrique historique, 9e art : musée de la bande dessinée[35]. Une démarche similaire sur l’Histoire du cinéma d’animation est aussi envisagée avec un autre membre belge du Club, Urbain Van Cauwenbergh, 42 ans[36]. Dans son rapport dans le GIFF-WIFF N°9, Francis Lacassin conclut que les Belges présents préfèrent – en majorité – séparer la bande dessinée de divertissement pour adultes de l’amusement pour enfants, qu’ils n’aiment pas trop les diapositives et qu’ils veulent plus de rééditions en noir et blanc.

 

La rubrique 9e art faisait rêver. J’y ai découvert ma première planche de Tintin au pays des Soviets dans SPIROU.

— Jean-François Muglioni, 15 ans, lycéen.

Que faudrait-il penser d’un éditeur qui, pour gagner de la place, couperait les dernières syllabes de certains vers de Corneille pour les reporter à la ligne, ou à la page suivante, ou qui les rallongerait pour garnir les marges ?[37]

— Alain Resnais, 42 ans, dans le GIFF-WIFF N°7.

 

Une génération d’intellectuels arrive à s’exprimer maintenant, qui, quand ils étaient petits garçons, ont lu beaucoup de bandes dessinées.

— Évelyne Sullerot interviewée dans L’enfant jaune ou la bande dessinée, émission de la RTBF le 21 août 1966.

 

Fort d’un parrainage prestigieux[38], le Club des Bandes Dessinées, via son président, Francis Lacassin, dénonce, par campagne de presse, la loi de 1949 et sa commission de surveillance[39]. Il milite également auprès des éditeurs professionnels pour un plus grand respect des œuvres rééditées. Le vice-président, Alain Resnais, possédait une collection d’anciens illustrés. Il avait conscience que les bandes étrangères n’étaient pas reproduites fidèlement. Déjà en 1937, à 16 ans, Alain Resnais avait été reçu à l’agence Opera Mundi par son directeur Paul Winkler et y avait eu confirmation que les bandes étaient bien d’origine américaine[40] et qu’elles étaient parfois conçues 3 à 5 fois plus grandes que la taille de publication. Le jeu des différences ne s’arrête pas là : certaines figures étaient redessinées afin de ne pas stimuler les censeurs tandis que d’autres cases étaient artificiellement prolongées pour convenir aux différents formats des publications européennes, sans parler du traitement des couleurs ! Cette infecte cuisine éditoriale, détaillée par Pierre Couperie dans le GIFF-WIFF n°8, outrage les membres du Club autant qu’elle les invite – spécialement pour les parts censurées – à une intégrale redécouverte. Un premier Salon International des Comics est annoncé à Bordighera en Italie pour 1965[41], l’occasion d’aller aux sources américaines de leur âge d’or européen. C’est le même Paul Winkler, toujours à la tête d’Opera Mundi, qui oriente Alain Resnais vers ses fournisseurs à New-York. Pour payer le billet d’avion du cinéaste, Francis Lacassin puise dans la caisse du Club.

 

Cet amour inconditionnel de n’importe quel bonhomme, de n’importe quel Mickey pourvu qu’il parle ballon, c’est louche, non ? Ne sommes-nous vraiment qu’une bande de mal vieillis qui n’en finissent pas de pleurer leurs onze ans ?

— Remo Forlani, 34 ans.

Au retour d’Alain Resnais des États-Unis[42], Remo Forlani, fort en gueule, démissionne de son poste de rédacteur en chef du GIFF-WIFF. Auteur, en mai 1961, d’une chronique historique sur la bande dessinée dans PILOTE[43], il fustige le regard nostalgiste, voir régressiste, des « joyeux boy-scouts du C.B.D. »[44], les qualifiant tantôt d’« Anciens du Chemin des Dames », de « gang de célibataires » ou encore de « mal mariés » ! « La tête sur le billot, je maintiendrai que Peyo et Franquin et même le pourtant pas très drôle Jijé ont plus de talent que la plupart de ces vieux maîtres made-in-usa dont les membres du Club font leurs délices[45] ». Forlani prépare un nouveau grand illustré français, CHOUCHOU[46], prévu pour octobre ou novembre 1964. C’est une refonte moderne des grands suppléments du dimanche américains sans le moindre rédactionnel[47]. La direction artistique est confiée à Jean-Claude Forest qui, en plus de bandes américaines contemporaines comme Dick Tracy et Peanuts, contacte de nombreux dessinateurs français gravitant autour de l’Atelier 63 de la rue des Pyramides : Poïvet, Gillon, Gigi, Mouminoux et Novi. Pierre Versins contribue au journal en proposant l’idée qui deviendra les Naufragés du Temps et Lob, proche de Forest, scénarise Ténébrax pour Pichard. Ils ont l’appui financier de l’éditeur de SALUT LES COPAINS, Daniel Filipacchi, 36 ans, de l’éditeur du journal PILOTE et du TINTIN français, Georges Dargaud, 53 ans, et de l’éditeur de FRANCE-SOIR, Pierre Lazareff, 57 ans et les presses de Cino Del Duca, 65 ans. Malgré l’acide mordant de ses propos, Remo Forlani reste en excellents termes avec Francis Lacassin et garde sa place au Club. L’équipe du GIFF-WIFF applaudit la naissance de ce nouvel illustré dont il a  – en final – été un des catalyseurs. La Fronde va venir d’ailleurs.

 

Il faudrait, non pas continuer des bandes anciennes jusqu’à l’usure complète, mais trouver de nouveaux dessinateurs et lancer de nouvelles bandes qui seraient l’équivalent de ce que furent Guy l’Éclair et autres.

— Jean-Claude Forest intervenant à l’Assemblée Générale du Club, juin 1964.

Quel été, cet été 1964 ! Tout entier consacré à la révolution d’octobre ! (CHOUCHOU… grand format, tout couleur!)

— Jean-Claude Forest, carte postale envoyée à Pierre Strinati, le 7 septembre 1964.

 

 

¶ Texte de Philippe Capart

Notes

[1]il se présente à Guy Bonnemaison comme « Propriétaire de grands magasins et licencié ès sciences naturelles et passionné de photographie », lettre du 6 octobre 1961. Pierre Strinati, épris de biospéologie, préparait également un doctorat en zoologie.

[2]Pierre Versins, 38 ans, rédigeait un fanzine dédié au fantastique : AILLEURS. Il avait emprunté à Pierre Strinati sa collection de ROBINSON et de JOURNAL DE MICKEY pour répertorier les romans de Frank Sauvage signés Guy d’Antin (Article, Frank Sauvage ou Doc Savage ? paru dans AILLEURS N°7, février 1958). Un ami d’enfance de Pierre Strinati, Demètre Ioakimidis, 32 ans, avait également découvert la science-fiction par le journal ROBINSON. Versins, Ioakimidis et Strinati alimentaient régulièrement la revue FICTION. En 1961, Versins préparait un bulletin d’AILLEURS sur les comics. Le seul livre ressource pour l’article de Strinati était The Comics de Caulton Waugh paru en 1947.

[3]le restaurateur se souvient du client qui n’a pas payé. De la même manière, en l’absence de conclusion, le lecteur se souvient du récit inachevé. « Les fanatiques ont été créés par ce choc » précise Pierre Vankeer (source : interview du 26 juillet 2011).

[4]ce sont les trois termes posés sur le brouillon de son article, non daté.

[5]ce qui rendait impossible la mise en commerce d’albums reliés. Jean-Claude Forest a pu emprunter à l’éditeur même les exemplaires de JUNIOR, « les collectionneurs prêtent rarement » (source : lettre de Forest à Strinati du 15 août 1961).

[6]ou « une telle nostalgie », terme qui est communément associé à une tristesse ou mélancolie mais qui peut tenir d’un enthousiasme pour d’anciennes prouesses ou réalisations. L’action même de lire, c’est mettre le passé au présent.

[7]les deux hommes échangent suite aux articles : 15 août 1961, Forest écrit : « Sans doute conviendrait-il de faire un bilan dans ce qui, dans cette forme de « littérature » – comme disent particulièrement ses détracteurs – est réellement intéressant de ce qui l’est moins. Ce serait aussi l’occasion d’affirmer, je pense que vous serez de mon avis, que pour n’en jamais avoir donné réellement d’exemple, la bande dessinée, en son principe, n’exclut pas l’apparition, dans l’avenir, d’œuvres d’un niveau littéraire et graphique élevé ». Forest évoque aussi le Futuropolis de Pellos paru dans JUNIOR que Strinati ne connaît pas et qu’il va lui photocopier. Strinati répond le 29 août 1961: « Je connais vos dessins pour les couvertures de FICTION et par les volumes du RAYON FANTASTIQUE. Je tiens à vous dire que j’apprécie beaucoup le style original de ceux-ci ; j’espère que vous aurez un jour l’occasion de publier des bandes dessinées ». Source : à la rencontre de Pierre Strinati, article de Cuno Affolter et Frédéric Sardet, dans la revue annuelle BÉDÉPHILE n°1, 2015. Le premier chapitre de Barbarella paraîtra moins d’un an plus tard, le 7 juin 1962, dans V-MAGAZINE.

[8]lettre du Bonnemaison à Strinati, du 15 juillet 1961.

[9]début 1970, les éditions Nerbini rééditent des journaux illustrés avec l’ensemble du contenu sous le qualificatif « anastaticamente » ou résurrection. Les clubs italiens n’ont pas attendus le réveil des clubs francophones pour revaloriser les bandes parues en Italie dans les années 30.

[10]comme il existait alors de nombreux clubs du livre inspirés, à la Libération, des book sales clubs nord-américains. L’éditeur de FICTION, HITCHCOCK MAGAZINE et MYSTÈRE-MAGAZINE, Maurice Renault, 61 ans, avait lancé, en 1957, le Club du Livre Policier.

[11]en 1960, SATELLITE, une revue concurrente de FICTION, avait tenté une ligne de publications mélangeant nouvelles et bandes dessinées, SATELLITE-IMAGES, mais en précisant bien « pour les petits ». Elle plie après quatre numéros.

[12]association à caractère non lucratif, loi du 1er juillet 1901.

[13]en octobre 1952, Jean-Claude Forest avait créé Copyright dans le journal VAILLANT. Un animal fantastique voisin du Marsupilami d’André Franquin apparu en janvier 1952. Au lieu de crier « HOUBA, HOUBA ! » Copyright faisait « VARLOP, VARLOP ! ». En 1956, à la demande de la rédaction de VAILLANT, Ramón Monzón créé un autre animal fantastique éructant : « GROUP GROUP !»

[14]Paul Winkler reprend une formule déjà en place en Italie depuis 1932 : le journal TOPOLINO de Victor Civita. Il est aussi, comme Cino Del Duca avec INTIMITÉ, éditeur d’une presse adressé aux femmes : CONFIDENCES.

[15]Winkler était attaché financièrement au groupe Hachette qui proposait certaines bandes en albums mais en leur ôtant les phylactères et en glissant les textes sous les images. « Les réalisateurs de fanzines paient-ils des droits » se demandait Guy Bonnemaison dans un courrier à Pierre Strinati daté du 1er octobre 1961. Strinati, Versins, Ioakimidis et Forest encouragent le Club naissant à contacter Winkler avant toute réédition afin de se prémunir de tous soucis juridiques. Depuis les années 30, Paul Winkler était plutôt habitué aux attaques qu’aux éloges.

[16]lors de son régendat, il avait opté pour le latin. Alain a aussi enseigné le grec et la géographie.

[17]l’abbé, puis chanoine, Albert Proost. Célèbre pour avoir, quelques années plus tôt, donné de mauvais points en dessin à Hergé.

[18]l’oncle de Gilbert, Philippe-Édouard Toussaint, tenait depuis 1949, la Galerie St-Laurent au 42, rue Duquesnoy. Le lieu accueillait tous les amateurs d’images, artistes et bibliophiles. D’après son neveu, Philippe-Édouard était un pionnier dans la vente de bandes dessinées de collection et un fan des Pieds-Nickelés de Forton. Il va déménager au Mont des Arts où il continuera, dans les années 70, à proposer des bandes dessinées d’occasion.

[19]grâce à un professionnel, Jean Rousse, lié aux laboratoires photographiques de Joinville-le-Pont.

[20]il évoque l’imitation des trames mécaniques qui, par des points ou des lignes, rendent les nuances de gris ou de couleurs. Autant au bureau de dessin des éditions Dupuis qu’à celui des éditions Vaillant, des jeunes auteurs pensaient naivement que ces points étaient tracés à la main à la manière des peintres impressionnistes. Ces trames mécaniques sont mises en exergue par les peintures de Roy Lichtenstein.

[21]annonce reçue par Alain Van Passen le 19 novembre 1962.

[22]ce rassemblement de personnalités n’a été possible que par l’activité continue de librairies où se mélange gens et genres. Des carrefours culturels qui oscillent entre le salon littéraire, la maison d’édition et le kiosque comme Le Minotaure (siège officiel des débuts du Club des Bandes Dessinées), L’Atome, Le Terrain Vague, La Mandragore, Le Pont Traversé, La Sphère ou La Librairie du Palimugre. Pierre Strinati à l’auteur : « Tous les gens que j’ai connu à Paris, c’est par les librairies. »

[23]René Goscinny, 37 ans, était connu pour Astérix, mais n’était pas encore le rédacteur en chef de PILOTE. Il le devient, avec Jean-Michel Charlier, 39 ans, en septembre 1963.

[24]en 1956, Alain Resnais et Remo Forlani, avec la complicité de Chris Marker, avaient introduit des illustrés, dont Mandrake et Dick Tracy, au cœur de la Bibliothèque Nationale dans le cadre du court-métrage Toute la mémoire du monde avec ce commentaire : « Qui sait ce qui demain, témoignera le plus sûrement de notre civilisation ? ».

[25]Dorémieux annonce à Strinati, le 23 mars 1962, que Francis Lacassin a pris en main « l’organisation de la période transitoire » du Club. Sur base des lettres reçues, Lacassin a réunis quelques correspondants qui, pour des raisons pratiques, résidaient à Paris. Les statuts étaient prêts mais la présidence encore vacante. Alain Resnais et Chris Marker avaient d’abord été pressentis.

[26]numéro 29-30, 2ème trimestre 1963. La revue BIZARRE a démarré en 1953 chez Éric Losfeld et s’est poursuivie en 1955 chez Jean-Jacques Pauvert.

[27]  court-métrage de science-fiction, qualifié par le réalisateur de roman-photo, reposant sur une articulation de fixes photographiques, une production Janus, 1962. Il reçoit le prix GIFF-WIFF car le film rend « hommage à l’esprit, à la cause ou à la technique de la bande dessinée ». Le rôle d’un des laborantins en charge du voyage temporel est joué par le conservateur de la Cinémathèque Royale de Belgique, Jacques Ledoux.

[28]Compte-rendu de Guy Bonnemaison à Pierre Strinati, lettre du 29 juillet 1963.

[29]Interviewé par Benoît Houbart, le 30 janvier 1992. Source : Rêve-en-bulles N°3 de septembre 1992

[30]un an plus tôt, au 16 octobre 1962, sur les 256 membres du Club, 19 étaient étrangers, et parmi ceux-ci, 9 étaient belges. Sur les membres français, 58 % étaient parisiens et 95 % des membres étaient masculins, majoritairement de professions libérales. Ce sont les résultats de l’enquête du Club synthétisé par Pierre Couperie dans son article Sociologie du Club des Bandes Dessinées dans le GIFF-WIFF N°3-4. Sa seconde enquête est datée du 1er septembre 1964 : sur les 400 membres, 31 étaient belges dont 20 étaient bruxellois. Article composition et comportement du Club de Pierre Couperie dans le GIFF-WIFF N°11.

[31]peut-être ces auteurs avaient-ils imaginé, dans un premier temps, se rendre à une réunion de type corporative ou syndicale?

[32]il a également créé un personnage Gibus inspiré du Mandrake de Lee Falk et Phil Davis pour le studio BELVISION, dont le pilote sera finalisé par Ray Goossens en décembre 1964.

[33]le libraire avait un réseau de pilotes de la Sabena pour importer les magazines PENTHOUSE et PLAYBOY non retouchés.

[34]PLAYBOY peut être comparé, à cet égard, au V-MAGAZINE français. Un journal qui intègre DINGUE, une section inspirée du MAD, dès juin 1963. Avec la collaboration de Claude Moliterni (Eric Cartier), Maurice C. Horn et Claude Le Gallo. Le rédacteur en chef de V-MAGAZINE est Georges-Hilaire Gallet, 61 ans. Il était fan des pulp magazines et en charge depuis 1951, de la collection d’anticipation, Le Rayon Fantastique, chez Hachette. Un autre projet de magazine satirique du genre MAD avait été envisagé par des auteurs belges, dont Joseph et Benoît Gillain, en lien avec l’agence REAL PRESSE, composée de Morris, Will, Franquin, Peyo, Roba et Tillieux (source lettre de la REAL PRESSE du 8 mars 1963).

[35]ce musée de papier s’ouvrira le 17 décembre 1964 dans SPIROU. Claude Beylie, 32 ans, critique cinéma et membre du CBD, avait précédemment mis sous presse le terme
9e art, en mars, dans une suite d’articles, La Bande Dessinée est-elle un art ? dans la revue LETTRES ET MÉDECINS. Le terme sera repris, tel un étendard, par Francis Lacassin dans Pour un 9e art : La Bande Dessinée, coll 10/18, 1971.

[36]le cinéma d’animation, comme le cartoon de presse, connaît une valorisation plus précoce que la bande dessinée. Dès 1947, Bordighera accueille annuellement un Salone dell’Umorismo incluant dessins de presse et dessins animés. En 1956 ont lieu les 1ères journées internationales du cinéma d’Animation à Cannes et, en 1960, s’ouvre les journées internationales du film d’Animation d’Annecy dont les langues officielles sont l’anglais, le français et le russe. Urbain Van Cauwenbergh réunissait de nombreux documents en vue d’un ouvrage sur le cinéma d’animation à travers le monde. Ses archives ont été déposées au centre de documentation de l’ASBL Folioscope, les organisateurs du festival Anima à Bruxelles.

[37]selon les différents marchés, les bandes étaient reformatées. Des créations conçues pour de grands formats de presse se sont retrouvées hachées pour tenir dans des formats plus réduits. Pour des lecteurs ayant découvert les dessins dans la presse de grand format, il était difficile de supporter ces changements. Les éditions des Remparts, liées aux éditions Spada, qui publiaient ainsi Mandrake et le fantôme, étaient dans leur ligne de mire. Pour plus d’informations sur les formats : Les Patrons de la Bande Dessinée, LA CRYPTE TONIQUE N°13.

[38]le comité de parrainage officiel du CBD en décembre 1964: Jean Adhémar (conservateur en chef du cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale), Federico Fellini (cinéaste), Edgar Morin (du Centre d’Études de Communication de Masse), François Le Lionnais (président de l’Association des écrivains scientifiques), Pierre Lazareff (directeur de FRANCE-SOIR), Jean Chapelle (président du Syndicat National des Publications destinées à la Jeunesse). Source : le GIFF-WIFF N°12.

[39]un peu partout en Occident, du début de 20ième aux années 50, ce sont les détracteurs de la bande dessinée qui sont les premiers à l’analyser, la montrer et la médiatiser. Censure et encensement sont étrangement liés. Voir article de Sylvain Lesage, Les censeurs, premiers critiques de bande dessinée, REVUE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE, n° 60, 2020.

[40]pour un enfant, Guy L’éclair, Mathurin ou Luc Bradefer ne peuvent être que français.

[41]contrairement à la France, l’intérêt pour les bandes dessinées était déjà assez développé en Italie. En janvier 1962, Umberto Eco, vient avec ses comic books au colloque Demitizzazione e immagine organisé par Enrico Castelli au Centre International des études Humanistes à Rome et y lit son texte Le Mythe de Superman devant un parterre d’érudits dont le philosophe Paul Ricœur, le mythologue Karl Kerenyi et des iconologues comme Robert Klein et Eugenio Battisti.

[42]Alain Resnais est aux États-Unis du 8 au 29 juin 1964. Il soumet l’idée d’un film, The Hidden Empire, traitant des comics en collaboration avec Francis Lacassin. Resnais le soumet à Al Brodax, de la King Feature Film and Television, qui semble mal comprendre le projet, et il en parlera encore à la presse italienne lors du salon de Bordighera en février 1965. Resnais, comme Clouzot, aimerait adapter Mandrake au cinéma (source : L’EXPRESS du 8-14, février 1965).

[43]le Roman Vrai des Bandes Dessinées, dont la première livraison est proposée dans le PILOTE du 10 mai 1961.

[44]extrait du post-scriptum de Remo Forlani, 14 juillet 1964 dans le GIFF-WIFF N°10, juin 1964. Il existait divers clubs attachés aux illustrés pour enfants comme les Amis de Spirou, le Club Tintin, le Club Junior et le très ancien Club Mickey dont les divers codes de conduite, comme « droit et adroit » ressemblaient aux lois scoutes de Baden Powell. Un correspondant suisse, Sandroz, avait proposé ce thème pour le GIFF-WIFF mais « personne, ici, n’est inspiré par le ce sujet » répond Pierre Couperie à Pierre Strinati, non daté, 1963.

[45]Remo Forlani est en contact avec Hergé, il a co-scénarisé deux films de Tintin (avec René Goscinny et Michel Greg en gag men). Son attitude a peut-être été influencée par ses échanges avec l’auteur belge qui, encore en 1966 et bien que connaissant l’existence du Club des Bandes Dessinées depuis novembre 1962 (voir son courrier dans le GIFF-WIFF 5-6 d’avril-mai 1963), se montre surpris de l’appellation 9e art attribué à la bande dessinée.

[46]le personnage Chouchou était une création de Philippe Fix et animait le journal de Filipacchi SALUT LES COPAINS. Il a également un strip dans FRANCE-SOIR dès octobre 1964. Fix propose à René Goscinny de prendre la direction du journal qu’il imaginait du type SPIROU mais pour un lectorat plus âgé. Goscinny étant trop occupé, c’est Forest qui va aiguiller Fix vers Remo Forlani.

[47]il avait été pensé pour pouvoir être inséré dans différents journaux dont FRANCE-SOIR. Une idée qui avait déjà été amorcée par Edifrance en 1956 avec LE SUPPLÉMENT ILLUSTRÉ qui réunissait des auteurs belges et français dont Jijé et Goscinny. On retrouve la même idée avec L’ILLUSTRE DU DIMANCHE qui démarre en janvier 1967 et vivra le temps de 24 numéros.

 

Chapitre 1 — Un lecteur actif

À 5 ans, Alain ouvre son premier grand Journal, TARZAN, lancé, comme le journal TINTIN, en septembre 1946. L’un propose des récits d’importation bariolés, l’autre des récits locaux aux couleurs bon ton. L’un est décrié par les éducateurs, l’autre les courtise. Tous ces illustrés ont pour support le papier pulpe, fourni en rouleaux aux imprimeurs, et ont adopté la forme supra-addictive du feuilleton. En se rendant régulièrement au kiosque de son quartier, Alain espère « lire toutes les histoires ». Les albums, chers et épars[1], ne reprennent qu’un infime pourcentage des récits parus. Si d’aventure vous ratez un numéro, une course folle s’enclenche. Quand les messageries de presse[2] ou l’éditeur ne conservent pas les anciens exemplaires, il ne vous reste que l’arbitraire d’un bouquiniste ou les aléas du Vieux Marché. De lecteur insouciant vous devenez – sans crier gare – un collectionneur actif. En s’attachant à ces bandes passantes, ces partitions et alignements de figures, Alain accède rapidement aux principes de lecture.

… en 1ère primaire, je savais lire !

— Alain Van Passen

Malgré sa belle ponctualité, Alain a manqué quelques numéros d’HÉROÏC-ALBUMS et de MICKEY MAGAZINE[3]. Sans se démonter, il se rend aux sièges de ces deux publications bruxelloises. Qu’un enfant de 10 ans brise le mur qui sépare les lecteurs de l’éditeur a dû surprendre. Mais ses parents, Robert, 56 ans, et Mary, 45 ans, sont des familiers du monde de la presse. Lui écrit en néerlandais des romans alimentant le Davidsfonds[4] et des contes pour l’AVERBODE’S WEEKBLAD. Elle écrit en français des récits sentimentaux pour la revue BONNES SOIRÉES et LES BEAUX ROMANS. À deux, ils ont lancé, en 1937, leur propre hebdomadaire : TOPAZE[5]. Marcel Pagnol leur avait donné son accord pour l’utilisation du titre. Les textes avaient été confiés à un imprimeur de Louvain qui les avaient émaillés de nombreuses erreurs de français. Un fiasco légal et financier qui a pesé sur le couple pendant des longues années mais grâce auquel la mention – éditeur responsable – reçoit, pour leur fils unique, une attention toute particulière. Chez les Van Passen, on ne craint pas d’écrire aux éditeurs et… commander.

À Paris, à la croisée de la rue Mouffetard et de la rue Saint­Médard, à même les pavés, naît une bourse spontanée d’illustrés menée exclusivement par des enfants. Le journaliste-photographe Noël Bayon décrit, en 1953, cet étrange ballet : « dispersés un moment, les vendeurs et les échangeurs se regroupent l’instant d’après. » Si en France, communistes puis catholiques montrent – avec la loi sur les publications destinées à la jeunesse du 16 juillet 1949 – une belle hostilité envers ces illustrés, le gouvernement belge n’a pas légiféré. Le mot n’y ayant pas cette même ascendance sur l’image[6] et l’influence nord-américaine y étant mieux tolérée[7]. À Bruxelles, pour combler ses manques, Alain fréquente une librairie d’occasion de son quartier, rue de l’Étang, où « il n’y avait aucun adulte, que des enfants ! ». Oscillant entre un commerce privé et une bibliothèque publique[8], le lieu est tenu par une vieille dame.

Qui ne peut s’accroupir, ignore la loi du milieu [9]

— Noël Bayon

« Si on payait un ouvrage 2 francs et que je le rapportais la semaine suivante, elle offrait 1 franc pour un nouvel achat[10] ». Elle ne sort jamais d’argent de sa caisse et propose uniquement « des journaux d’enfants, ce qu’on appelle aujourd’hui des bandes dessinées ». C’est là qu’Alain finit sa collecte d’HÉROÏC-ALBUMS. Sous les instructions de son père, il fabrique lui-même des reliures, arrimant solidement, au fil à coudre, l’ensemble des fascicules si patiemment et diligemment réunis. Pour habiller les cartons protecteurs, ils sacrifient des couvertures d’autres fascicules. Ces volumes sont le noyau de sa collection mais il précise bien : « enfant, je n’étais pas collectionneur !»

Ses humanités gréco-latines, Alain les passe à l’Institut Saint-Boniface, haut lieu de la bourgeoisie belgicaine. Deux influentes figures de la bande dessinée, Georges Remi et André Franquin, l’y ont précédé. Mais contrairement à ces derniers qui ne goûtaient pas aux classiques modèles de plâtre, Alain s’est pris de passion pour l’Antiquité. Après l’école, il commence à suivre, en compagnie d’adultes, des cours de dessin. C’est à deux pas de son domicile, Parc Léopold, dans l’ancien bâtiment de l’Institut d’Anatomie Raoul Warocqué qui abrite le Mundaneum. Le bibliographe Paul Otlet voulait y réunir tout le savoir mondial – essentiellement par ses imprimés – répertorié en microfiches avec mots clefs. Une ambition démarrée dans les années folles qui s’est réduite au fur et à mesure des déménagements et de la disparition de son fondateur en 1944[11]. Fortement marqué par le Alix de Jacques Martin publié dans le journal TINTIN et les péplums italo-américains à la Quo Vadis, Alain conçoit sa propre bande dessinée : Ajax. Ce codex moderne, exemplaire unique, est remarqué par le curateur du Mundaneum qui l’expose sous vitrine. Chaque jour, ce dernier ouvre le meuble, tourne une des pages de la bande dessinée et le referme afin d’encourager les visiteurs à revenir.

Si on peut reconnaître « un joli coup de crayon » à Alain Van Passen, il nous semble néanmoins que sa véritable voie soit la littérature.

— Article Alain Van Passen, conteur et dessinateur, Héroïc-Albums N°11, du 7 mars 1956.

C’est une autre libraire du quartier – qui fournissait à Alain les recueils neufs du journal SPIROU – qui lui conseille de sortir des récits articulés en images pour se mettre à ce qu’elle nomme, « la vraie littérature », celle réduite aux figures de l’alphabet romain. Elle lui prescrit Les travailleurs de la Mer de Victor Hugo. Comme elle, les pédagogues refusent d’admettre qu’une bande dessinée puisse être adressée aux adultes[12], ni même aux adolescents. La culture pour teen-agers, alors en essor aux États-Unis, tarde à s’implanter en France et en Belgique. Le journal préféré d’Alain, HÉROÏC-ALBUMS, cherchait, depuis ses débuts, à s’affranchir de cette infantilisation. Mais sans accès à l’ensemble du territoire français, ce comic-book belge doit se saborder en décembre 1956. Trajectoire également malheureuse pour le journal tabloïd RISQUE-TOUT destiné aux grands frères des petits lecteurs de SPIROU et qui s’arrête après une année chaotique. À 15 ans, Alain est ainsi éloigné de la bande dessinée, réduite à la presse enfantine[13], et se met à dévorer des films et des romans d’épouvante, du fantastique[14] et d’anticipation. Il absorbe cette littérature conjecturale à travers la revue littéraire FICTION. Cette lecture de format poche, découverte en solderie, va, paradoxalement, le faire replonger dans la bande dessinée … définitivement !

Du bizarre au merveilleux, la transition est insensible et le lecteur se trouvera en plein fantastique avant qu’il se soit aperçu que le monde est loin derrière lui.

— Citation de Prosper Mérimée (de son essai sur Nicolas Gogol) placée en introduction du magazine FICTION N°92, juillet 1961.

¶ Texte de Philippe Capart

Notes

1 cadeaux pour les étrennes ou la St-Nicolas.

2 une entreprise qui réunit et distribue les périodiques, reliant les éditeurs aux points de vente.

3 c’est un journal belge qui parut entre octobre 1950 et septembre 1959. Ses lecteurs sont ensuite aiguillés vers LE JOURNAL DE MICKEY français de Paul Winkler.

4 réseau culturel catholique flamand dont les publications fonctionnent par abonnement. Actif sur la Flandre et Bruxelles.

5 un modeste instituteur célibataire, Albert Topaze, est injustement mis à la porte par le directeur de son école. Il entre au service d’un conseiller municipale véreux et de sa maîtresse. Topaze devient un riche – et malhonnête – homme d’affaires. Une pièce de théâtre écrite par Marcel Pagnol sortie en 1928.

6 en France, la Commission Paritaire des Publications et des Agences de Presse (ou CPPAP) exige toujours, dans ses critères d’admission des « Publications enfants et de bandes dessinées » : 10 % de rédactionnel, donc du texte. http://www.cppap.fr/

7 le parti communiste en Belgique va très vite être écarté du pouvoir après la Libération. De leur côté, les catholiques belges ont encouragé une bande dessinée locale dans leurs journaux.

8 une logique qui rappelle les kashi-hon’ya, ces librairies japonaises de prêts de bandes dessinées actives à la même époque. L’on retrouve ce modèle dans plusieurs pays de l’Asie du sud-ouest comme Singapour ou les Philippines.

9 commentaires d’un reportage photographique de Noël Bayon pour l’article Les gamins de Paris ont créé la bourse aux illustrés dans LE FACE À MAIN du 24 janvier 1953. Le texte cite le documentaire de 1951 qui a été tourné sur ce même marché, On tue à chaque page, réalisé par quatre étudiants de l’IDHEC. Le film est ensuite proposé par l’Union Française des Œuvres Laïques pour l’Éducation par l’Image et le Son : l’UFOLEIS. Leur professeur de cinéma était Georges Sadoul, rédacteur en chef de l’illustré pour enfants MON CAMARADE avant-guerre et auteur du pamphlet anti-comics : Ce que lisent vos enfants, Bureau d’éditions, 1938.

10 Alain Van Passen précise d’autres prix en guise de comparaison : une place de cinéma – média alors très bon marché – coûtait 12 fr, un recueil neuf de SPIROU, 50 fr, et une bouteille de Coca-Cola, 5 fr.

11 ce qui reste du Mundaneum est, depuis 1993, abrité à Mons.

12 depuis la fin du 19e, aux États-Unis, des sections de comics étaient insérées chaque dimanche dans les quotidiens. Des récits comme ceux de Flash Gordon, dessinés par Alex Raymond, avec ses inextricables triangles amoureux, s’adressaient aussi aux adultes. Dans les années 30, en Italie, en France et en Belgique, ces pages du dimanche américaines vont être proposées aux seuls enfants, voir adressées uniquement aux garçons.

13 « On le déplore souvent : après l’âge des illustrés et avant celui des romans pour adultes, en dehors des collections coûteuses, les jeunes ne trouvent guère de lectures qui leur conviennent. » Extrait d’un dépliant de lancement de la collection pour adolescents, MARABOUT JUNIOR, dirigée par Jean-Jacques Schellens pour les éd.Marabout, 1953.

14 Le fantastique chez les romanciers belges contemporains est le titre de son travail de fin d’études à l’Institut Saint-Thomas durant l’année académique 1961-1962.

Du privé au public

Que retenir de ses lectures ?

« Tout » semble être la réponse d’Alain Van Passen. Au fil de six décennies, son domicile bruxellois s’est transformé en dépôt. Une concentration de piles et de rayons si intense qu’elle a rendu l’accès aux pièces difficile. Pour consulter, un coup de téléphone et Alain vous accueille – été comme hiver – en chemise à manches courtes dans son salon. Une antichambre qui n’offre absolument aucun indice sur la nature ou l’étendue de sa collection d’illustrés de bandes dessinées. Rien n’y est informatisé, Alain en est l’unique moteur de recherche. Peu avare de ses sources, contacts et connaissances, cet ancien professeur aide, oriente et corrige ses visiteurs. Se sachant éphémère, Alain a accepté de lâcher ses prises et d’aider à les mettre en caisses. Cette publication accompagne ce mouvement du privé au public.